Interview Jean-Claude Mailly - 010310
01 mars 2010

Interview Jean-Claude Mailly :
“Les fonctionnaires se demandent où ils bossent”
Le secrétaire général de Force ouvrière accuse le gouvernement de vouloir accélérer les suppressions de postes dans la fonction publique et d’opposer public et privé dans le débat sur les retraites. Jean-Claude Mailly estime que le président de la République n’a pas tenu ses engagements.
Vous avez prédit une année rock n’ roll dans la fonction publique en 2010. Qu’entendez-vous par là ?
Pas seulement dans la fonction publique !
La France, comme d’autres pays, va renouer avec la croissance, même si ce sera insuffisant pour réduire le chômage. Mais nous ne sommes pas sortis de la crise. Tant que l’on ne règlera pas les questions de fond à l’origine de la crise, elle perdurera, avec ses hauts et ses bas. Je pense à la question de la répartition des richesses, la régulation financière et bancaire au niveau international et aux modalités de la construction européenne.
Le secteur public vous paraît-il moins touché que le secteur privé ?
Non, les deux sont frappés. Car le gouvernement a pris l’engagement de réduire fortement le déficit budgétaire de 8,2 à 3 % du PIB d’ici 2013.
S’il ne s’agit pas d’une posture visant à rassurer les autorités européennes, comment fera-t-on sans réforme fiscale et sans augmenter les prélèvements ?
La seule solution qui reste est de serrer à mort sur les dépenses publiques et les dépenses sociales avec, concrètement, une accélération de la RGPP et la concession au privé de pans entiers du secteur public. La pression est très forte pour réduire la voilure. Cette question ne concerne pas seulement les agents, mais aussi et surtout les usagers et les citoyens.
Le décret issu de la loi sur la mobilité des fonctionnaires a suscité de vives protestations syndicales alors qu’il est connu depuis longtemps des syndicats. Comment expliquez-vous cette mobilisation soudaine ?
À FO, nous avions mobilisé dès l’été dernier, lors du vote du projet de loi à l’Assemblée nationale. L’émotion suscitée aujourd’hui tient au fait que les gens ne sont pas sots. Ils ont très bien fait le lien entre la pression sur les dépenses publiques, la mise en œuvre de la RGPP et le décret sur la mobilité qui apparaît comme le moyen d’accélérer les suppressions de postes. Éric Woerth et François Fillon assument et estiment normal qu’un fonctionnaire qui refuse des postes parte. Ils assurent aussi que cela ne changera pas grand-chose aux règles existantes… Non, ce n’est pas le même dispositif et ce n’est surtout pas le même contexte. Aujourd’hui, il y a la RGPP ! S’il s’agit seulement de favoriser la mobilité entre les corps de la fonction publique sans remettre en cause le statut des fonctionnaires, cela se discute, mais là, le gouvernement se donne des outils pour restructurer et supprimer des postes. Le décret a donc un lien avec la situation de l’emploi.
Redoutez-vous un vaste plan de licenciements dans la fonction publique ?
Oui. Cela peut annoncer une forme de plan social ou, en tout cas, une accélération des diminutions des postes. Pour le gouvernement, aujourd’hui, la règle du “un sur deux” ne suffit pas, donc il faut se donner les moyens de faire partir les agents.
Quel bilan tirez-vous de la RGPP ?
N’y a-t-il pas des aspects positifs ?
Depuis le début, nous sommes contre la RGPP. Le président de la République n’a pas tenu un seul des engagements qu’il avait pris avec Force ouvrière. À l’été 2007, lors d’une rencontre avec Nicolas Sarkozy, je lui avais dit qu’on n’était pas contre des évolutions, notamment pour tenir compte des phases successives de décentralisation.
Mais avant de discuter, je lui avais dit de lancer un débat à froid : “quel service public dans la République ?”
Il avait dit “oui”, mais ce débat n’a jamais eu lieu… Mais il y a bien eu un débat sur l’avenir de la fonction publique… C’était du pipeau, et j’ai refusé d’y aller. C’était un débat sur les fonctionnaires, moi, je voulais parler des services publics. Ensuite, le gouvernement a mis en place la RGPP en catimini. Les décisions ont été annoncées et le gouvernement a beaucoup communiqué sur la RGPP… Les décisions ont été annoncées, mais les syndicats n’ont pas été consultés. Tout a été préparé en cachette. Je suis choqué que, dans les groupes de réflexion préparant la RGPP, le gouvernement ait associé des cabinets privés qui, demain, peuvent bénéficier des privatisations. La volonté était de réduire de manière drastique et aveugle les effectifs avec une règle comptable de suppression d’un poste de fonctionnaires sur deux partant à la retraite. 100 000 postes en moins depuis 2007, ce sont 100 000 jeunes qui ne trouveront pas de boulot dans la fonction publique et cela conduit à une forte dégradation des conditions de travail. Aujourd’hui les fonctionnaires ne savent plus où ils habitent, ils se demandent où ils bossent.
Quelles remontées avez-vous de la réforme en cours des préfectures et services déconcentrés dans les ministères ?
Pardonnez-moi le barbarisme, mais il s’agit d’une “étatisation régionalisée”. Le gouvernement casse le lien de proximité et centralise au niveau du préfet de région. Le préfet de département devient un sous-préfet de région. Dans le même temps, l’on brise le lien entre le fonctionnaire d’État au niveau départemental et son ministère, puisque désormais tout passera par le préfet de région. Je vous le dis clairement, en ce moment, dans les départements, c’est le bordel ! En “off”, les cadres reconnaissent d’ailleurs que cela pose de nombreux problèmes : malaise sur les missions, tensions dans les services, coûts supplémentaires pour les usagers… Le gouvernement s’est enferré dans la RGPP et se rend compte que sa mise en œuvre n’est pas si simple que cela.
Après France Télécom et Pôle emploi, les administrations sont-elles aussi soumises à des situations de stress ?
Le gouvernement est-il suffisamment vigilant sur ce point ?
Je pense que le gouvernement est conscient des tensions et des risques, mais l’on ne constate aucune inflexion dans la politique menée. L’une des raisons du malaise à France Télécom est que les gens, à une époque, y sont entrés pour être fonctionnaires des PTT. En une dizaine d’années, on les a poussés à changer de statut, sous peine de passer pour des ringards. On est passé d’une structure fonction publique d’État à une entreprise privée ultra-compétitive. Aujourd’hui, les services de l’État, en pleine mutation, subissent dans une certaine mesure cette dégradation des conditions de travail. Des cas de suicides, il y en a dans la police nationale ou dans l’administration pénitentiaire. Il y a des tensions à Pôle emploi. La question du stress au travail s’est amplifiée ces dernières années. Au-delà des drames humains, je rappelle que, selon le BIT, le coût du stress au travail, c’est entre 3 et 4 points de PIB, soit à l’échelle de notre pays 60 milliards d’euros…
Quelles sont les propositions de FO pour améliorer la situation ?
Il faut revoir tout ce qui conduit à l’individualisation des relations du travail, pas seulement en termes de rémunérations. Par exemple, il faut remettre en cause les entretiens individuels d’évaluation et de performance.
Quelles seront vos positions lors du débat sur les retraites, ouvert par le président de la République le 15 février ?
Il y a deux questions de fond. Celle du financement d’abord. Oui, il y a un problème. Et puis il y a un choix de société. Tout le monde s’est félicité que, pendant la crise, la France ait mieux résisté que d’autres grâce aux amortisseurs sociaux. On ne peut pas dire : “c’est utile en temps de crise” et après casser ces amortisseurs… Aujourd’hui, notre priorité est celle du financement. Pour le reste, nous refusons de transformer le système par exemple en régime par points. On n’acceptera pas non plus la remise en cause de l’âge légal de départ à la retraite de 60 ans, ni l’allongement de la durée de cotisation.
Au nom de quoi parce qu’on vit plus longtemps, devrions-nous travailler plus longtemps ?
Si on suit cette logique jusqu’à l’absurde, les femmes devraient travailler plus longtemps puisqu’elles vivent plus longtemps…
Quelles sont vos propositions sur le financement ?
Il va y avoir, et cela a déjà commencé, une tentative d’opposer public et privé. Quand on raisonne en termes de taux de remplacement, dans la fonction publique, il n’est pas de 75 %, compte tenu de la part des primes dans le salaire. Quand on nous dit que la pension moyenne des fonctionnaires est plus élevée, c’est vrai, mais en incluant les enseignants, qui sont cadres. La moyenne augmente donc mécaniquement, puisque les enseignants sont nombreux. Le gouvernement observe que la somme consacrée aux pensions des fonctionnaires augmente fortement chaque année… Ce qui gêne l’État, c’est qu’il doit endosser cette charge directe. Les pensions des fonctionnaires sont effectivement prises sur le budget de l’État. La tentation est donc grande de déconnecter les retraites du budget. Pour nous, ce serait une remise en cause inacceptable du statut de la fonction publique.
Comment régler cette question du financement des retraites, puisqu’il y a un problème ?
Je signale que l’État n’a pas tenu ses engagements sur le Fonds de solidarité vieillesse qui devait être alimenté par une CSG à 1,3 %, alors que l’on est à un taux de 0,85 %. Perte : 5 milliards d’euros. Sur les compensations d’exonérations de cotisations patronales pour la Cnav, il manque 1 milliard. Sur le Fonds de réserve des retraites, nous avons proposé de réserver une partie du grand emprunt pour l’abonder. Si l’on traite ces problèmes sérieusement et que l’on est transparent sur les tuyauteries, on règle une partie du financement. Par ailleurs, nous sommes favorables à une grande réforme fiscale.
Par exemple, pourquoi ne pas taxer davantage les bénéfices non réinvestis des entreprises du CAC 40, au titre de la solidarité ?
Sur la question spécifique de la retraite des fonctionnaires, quelle est votre réaction face au projet du gouvernement de remettre sur la table les six mois comme référence et de mieux prendre en compte les primes ?
Je n’ai pas confiance, je ne sais pas ce qu’ils veulent faire. Dans la communication gouvernementale, on oppose public et privé, ça démarre mal... Je le dis à mes militants, si le gouvernement voulait faire une chose positive sur les retraites, il le ferait avant les élections régionales…
Pensez-vous que le gouvernement parviendra à rallier une grande confédération, comme ce fut le cas avec la CFDT en 2003-2004 ?
Je ne vois pas comment une organisation pourrait dire “banco” sur la remise en cause des 60 ans ou l’allongement de la durée de cotisations. Elle prendrait des risques.
La vraie question est la suivante : si le gouvernement annonce des réductions de droits, y aura-t-il une possibilité d’entente entre les organisations pour mobiliser réellement ? Vous n’en êtes pas sûr ?
Les syndicats n’auront pas une identité de vue complète. Aujourd’hui, il y a des approches différentes entre les organisations, ce sera compliqué.
Propos recueillis par Bruno Botella et Laurent Fargues Photos Vincent Baillais
Biographie

1953 : Naissance à Béthune (Pas-de-Calais)
1978 : DEA de sciences économiques et sociales. Chargé d’études à la Caisse nationale
d’assurance maladie, devient délégué syndical FO
1981 : Permanent à Force ouvrière, directeur de cabinet de Marc Blondel
1994 : Entre au Conseil économique et social
2000 : Secrétaire confédéral, chargé de la presse
2004 : Élu secrétaire général de FO, succède à Marc Blondel
2004 : Membre de la commission nationale consultative des droits de l’homme
2007 : Réélu secrétaire général de FO
2007 : Accuse la CGT de “donner une consigne de vote” en faveur de Ségolène Royal et la CFDT de “pencher pour Nicolas Sarkozy”
2009 : Déclare, après la nomination de Xavier Darcos au ministère du Travail, qu’il va devoir “s’accrocher” pour mener, notamment, la réforme des retraites.